Une conversation avec

Anne-France Dautheville

Anne-France Dautheville est la première femme à avoir fait un tour du monde seule à moto. Elle a sillonné la planète à la recherche de sensations enivrantes et de rencontres. Elle a nourri son âme de paysages, de plantes, et de découvertes pour ramener dans ses bagages des histoires incroyables qu’elle sait raconter mieux que personne.


Anne-France est venue nous rendre visite dans les bureaux de By Charlot et nous sommes instantanément tombés sous son charme. Les années passent et cette femme iconique garde un regard émerveillé sur la vie. Son audace, sa liberté et son humour lui ont permis de vivre des aventures extraordinaires, qu’elle nous conte d’un air malicieux. À la vue de La Rockstar, elle entonne une chanson de Francis Cabrel, sourit en découvrant Le Voyageur et fouille dans sa malle à souvenirs pour évoquer L’Aventurière…


Bonjour Anne-France, si vous deviez vous décrire en une phrase ?

On se téléphone l’année prochaine je pense !

Le goût du voyage, c’est un virus familial ?

Oui. Ça a commencé à l’aube des temps, au Nord du Danemark avec les Vikings du côté de papa. Et pour que la famille ne soit pas trop folle, maman était Alsacienne donc au contraire bien implantée. Mais chez moi le virus Viking l’a sûrement emporté sur l’autre, ce qui fait que je suis partie, et que j’ai fait de la moto comme on fait du bateau : dans la longueur. Quand on était petits, papa nous emmenait en vacances. On partait en voiture se promener en France. Et dès que j’ai su lire, vers 5 ans, il m’a offert un Atlas. J’y ai vu une rivière qui s’appelait l’Amazone, et j’ai dit que j’allais remonter l’Amazone. Puis j’ai lu Jack London et j’ai rêvé d’aller dans le pays des chercheurs d’or, puis j’ai lu Robinson et j’ai eu envie de partir sur une île déserte. Du moment que c’était ailleurs il fallait que j’y aille !

Pouvez-vous nous parler de votre parcours professionnel ?

J’ai fait des études de Lettres, parce que je voulais écrire. Puis à 21 ans j’ai travaillé dans la publicité, dans une agence américaine, et je me suis retrouvée dactylo au service Médias.. Au bout de trois semaines, je suis allée voir la déléguée du personnel pour lui dire « Je viens d’apprendre qu’il y a un service créatif, je voudrais y travailler ». On m’a répondu qu’il fallait passer des tests. Ce que j’ai fait. Suite à quoi on m’a dit que je n’avais aucune imagination et qu’il valait mieux que je reste dactylo parce qu’un jour je pourrais devenir secrétaire. Alors j’ai préféré partir. J’ai fait une assez jolie carrière en tant que créatrice-conceptrice dans la publicité à Paris. Et puis un jour je me suis demandée pourquoi je faisais tout ça. Je n’étais plus assez heureuse. J’ai tout envoyé balader, je suis montée sur une moto, et ça a été une renaissance. 


« J’ai tout envoyé balader, je suis montée sur une moto, et ça a été une renaissance. »
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Anne-France Dautheville


Qui vous a initié à la moto ?

Moi. Je travaillais à l’agence Havas, et mon appartement se trouvait en haut du Boulevard Saint- Germain. Et en Mai 68 il n’y avait plus de transports, j’en ai eu marre, donc je suis allée rue Montmartre acheter la seule chose que je pouvais conduire : un 50 cm³ cube Honda. Je suis montée dessus, les deux premières minutes je me suis dit que j'avais fait la bêtise de ma vie, la troisième, quelqu'un regardait un peu trop ma moto et j’avais envie de lui arracher la tête tellement c'était génial. J'ai passé mon permis l'année d'après et ça a été le début de ma vie.

Vous pouvez nous parler du sentiment de liberté qu'on ressent en deux-roues ?

C'est amusant, je ne le vis pas du tout comme ça. C'est certainement une réalité, mais pour moi, c'est surtout le bonheur de la distance qu'on avale. Le corps entier décrit ce qu'il y a autour de vous. Le nez se remplit des odeurs. Vous passez à côté d'une rivière et bizarrement, il y a presque une odeur de l'eau, vous voyez. Le chemin est un peu défoncé, ça fait des vibrations particulières dans les bras, on sent le vent qui vous appuie sur les épaules. On discute avec tout ce qu'on ne voit pas. Et ça, c'est absolument magique. Et en plus, il y a ce bonheur de voir. Qu'est ce que c'est beau, un paysage quand on passe au travers. À pied c'est moins passionnel.


« On discute avec tout ce qu’on ne voit pas. Et ça, c'est absolument magique. »
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Anne-France Dautheville


Vous n'avez pas besoin d'être en moto pour ressentir de la liberté ?

J'ai eu cette chance d'être issue d'une génération qui a eu le droit de choisir sa vie. Donc, la question de la liberté ne s'est pas posée. Pour mes parents peut-être qu'effectivement, elle se serait posée parce que la société était beaucoup plus ritualisée, parce que les femmes n'avaient pas la contraception, parce que on n'avait pas le droit d'affirmer qui on était. Il fallait qu'on soit cohérent avec un groupe. Je suis issue de la première génération qui a eu le droit à tout.

En Mai 68, vous décidez de partir voyager en moto ( en « vélomoteur » nous reprend Anne-France, ndrl). Qu'est ce que ça signifiait d'être une femme qui conduisait une moto dans les années 70 ?

Alors dans les années 70, l'image du motard c'était un objet follement érotique, si l'on en croit Brigitte Bardot et la Harley Davidson qui lui faisait des trucs dans les reins. Moi, ça n'a pas marché, donc je pense que j'avais une forme de frigidité ! Pour Édith Piaf, c'était “porter des culottes et des bottes de moto, et sur la peau blême on lisait « Maman je t'aime »... C’était l’image du voyou qui terrorisait tout le monde. Quant à moi je me suis fait pas mal draguer, mais il faut dire qu'en 68 on découvrait le short. Donc j'allais à Carnaby Street à Londres, pour acheter des petits shorts. Je ne sais plus comment s'appelait cette petite maison de couture qui était géniale… Je montais sur ma moto à Paris avec mes petits shorts, des collants Rosy en dentelle, et un jour une vieille dame m'a attaquée à coups de parapluie en me disant que c'était un scandale et une honte.

 


Et puis, l'histoire que j'adore raconter, c'est qu'un jour, à un feu rouge en pleine nuit, je rentrais d'une fête et une voiture me fait une queue de poisson. Donc je lui refais une queue de poisson et je me penche pour insulter le mec qui descend sa vitre, me regarde et dit « Ho les mecs, un travelo !!! ». Donc oui il y avait pas mal d'agressivité envers les femmes qui conduisaient des motos à l'époque. Les camionneurs et les taxis aussi essayaient de nous sortir de la route. J'ai remonté un jour la rue Michel-Ange avec un conducteur qui essayait par tous les moyens de me foutre en l'air. Il a fallu à un moment donné que je passe par le trottoir pour l'éviter. Il a essayé de me coincer contre les bagnoles et j'ai finalement réussi à le semer en prenant un sens interdit. On était des gens qui dérangeaient.


C'est devenu un acte presque féministe pour vous ?

Je ne suis pas militante, je suis heureuse. À partir du moment où j'ai quitté travail, famille, et patrie, j'ai décidé d'être heureuse dans la vie.

Et de faire ce que vous aviez envie de faire...

Exactement, et j'appartiens à une société qui me le permet. C'est ça la liberté, en réalité, c'est d'avoir le choix de sa vie ou au moins l'illusion du choix.


La peur, c'est un mot qui ne fait pas partie de votre vocabulaire ?

Si, j'ai eu peur des serpents pendant longtemps. J'ai eu peur des foules parfois. Les séances d'hystérie collective me font très peur. La connerie humaine, quelquefois aussi. Il faut pouvoir partir.

Et partir seule à l'autre bout du monde ça ne vous a pas fait peur ?

Non. J'ai toujours eu peur avant de partir parce que je voyageais à mes frais. Pour différentes raisons je n'ai pas vraiment touché l'argent de mes premiers livres qui étaient des best-sellers, donc j'ai toujours été plus ou moins fauchée. Bourgeoisement fauchée bien entendu, mais fauchée quand même. La terreur, c'était que je ne puisse pas faire mon voyage comme je l'entendais.


Et vous êtes partie entourée d'hommes, puis vous avez poursuivi le voyage en solitaire. Qu'est ce que vous avez aimé dans le fait de voyager seule ?

Le premier voyage que j'ai fait quand j'ai quitté la publicité, c'était en 1972. C'était le premier raid Orion, de Paris à Ispahan, et j'étais la seule femme à piloter une moto. J'ai appris deux choses au cours de ce voyage : un, je suis faite pour voyager seule et deux, il faut pouvoir relever sa moto quand elle tombe. Elle était tellement lourde que quand elle se cassait la gueule il fallait qu'on m'aide à la redresser, et ça peut être dangereux. Il y a des régions où il ne faut pas rester seule, coincée quand la nuit tombe à cause du banditisme. Un voyageur m'avait dit « Quand aux maisons, il n'y a pas de fenêtres vers l'extérieur, ça veut dire que la nuit est dangereuse ». En rentrant en France j'ai décidé de repartir faire le tour du monde. J'ai trouvé un garagiste extraordinaire qui m'a prêté une moto et je suis partie en Alaska puis au Japon, et enfin l'Inde, le Pakistan et l'Afghanistan. A cette époque l'image du monde musulman était très abîmée en France à cause de la guerre d'Algérie et d'un racisme du 19e siècle, et je me souviens qu'à l'ambassade de France on m'avait dit que j'avais peu de chance de survivre en Afghanistan. Je suis d’abord arrivée au Pakistan. Un jour, j'étais en train de bidouiller mon carburateur dans une station service et on me tape sur l'épaule. C'était le patron de la station service qui m'apportait une bouteille de Fanta parce qu'il faisait chaud. J'ai voulu la payer et il m'a dit que c'était un cadeau. Cette bonté m’a impressionnée. Puis j’ai rejoint la frontière afghane. Il y avait plein de gens, des camionneurs qui étaient là, ils m'ont tous laissé passer, me tapaient sur l'épaule en me disant que j'étais courageuse. J'étais étonnée, ce n'était pas ce qu'on m'avait dit...


« J'ai appris deux choses au cours de ce voyage : un, je suis faite pour voyager seule et deux, il faut pouvoir relever sa moto quand elle tombe. »
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Anne-France Dautheville


C'est le pays qui vous a le plus marquée ?

Il y a trois pays que j'ai adorés, c'est l'Afghanistan, le Pérou et l'Australie. L'Australie c'était en 1974, je suis partie en moto dans le centre du pays, dans le désert, puis je suis montée au Nord rencontrer une communauté d'aborigènes. C'était fantastique.


Qu'est-ce que vous retenez de tous ces voyages ?

Je suis Bélier ascendant Scorpion. Donc je fais les choses intuitivement, bêtement, quelquefois je comprends après. Mais ce que j'en fais, c'est quand je m'arrête, quand je reviens, quand j'écris mes livres, c'est là que je décompose les choses, j'accumule les infos dans mon cœur, dans ma tête, dans ma mémoire. Une vie consiste à reformuler sans cesse ce qu'on a vécu et peut-être à élargir sa vision des choses.

 


En voyage, vous viviez en harmonie avec la nature. C'est ce qui vous a donné envie d'écrire ensuite sur les plantes et le monde botanique ?

Oui sûrement. Et puis comme j'étais fauchée, j'habitais une maison abandonnée qui m'avait été prêtée par son propriétaire au-dessus d'une gare. J'avais deux petites pièces l'une sur l'autre, absolument minuscules, et un énorme jardin de 6000 mètres carrés au moins. Et j'avais planté deux ou trois fleurs devant l'entrée de ma maison. Je ne connaissais rien aux plantes. Mais je trouvais ça joli. L'année d'après, j'avais créé des harmonies de couleurs. Le propriétaire du journal local venait dîner avec sa nana à la maison et ils ont vu mon jardin se structurer petit à petit. Ils m'ont alors demandé de faire une page pour le supplément mensuel de leur journal. Je me suis demandée ce que j’allais raconter à des gens qui vivent à la campagne. Je suis allée chercher ce qu'ils ne savaient pas, c'est-à-dire les histoires que pouvaient raconter les plantes. Et c'est de cette manière que j'ai commencé à comprendre la logique des plantes. Je suis allée chercher de plus en plus d'informations sur leur histoire, sur leur fonctionnement. Résultat j'ai beaucoup appris sur le monde botanique et c'est comme ça que tout a commencé… Plus tard j'ai décidé d'écrire des livres sur les plantes et j'ai créé un Dictionnaire du Jardin dans lequel pour chaque plante, je racontais d’où elle venait. Une histoire qui s'y accroche, qui peut être une légende, une recherche scientifique ou un fonctionnement. Toutes les questions que me posent les plantes quand je les regarde. J'explique comment on les cultive ou je donne des secrets... Par exemple, quand vous faites une bouture, vous crachez dans la main, vous mettez votre bouture là-dedans, vous la mettez en terre, et il y a dans la salive tout ce qu'il faut pour que ça s'enracine. Point barre. Voilà, je me suis régalée.


On vous a préparé des petits cadeaux... Ce sont des plantes et bougies qu'on a choisies en fonction de ce qu'on sait de vous. Il y a la Rockstar bien sûr, L'Aventurière, et forcément, le Voyageur. Est-ce que vous pouvez nous dire ce que ça vous évoque ?

Tout de suite je pense à la chanson Rockstar du Moyen-Âge, de Francis Cabrel. Une chanson magnifique. J'aime beaucoup cette musique parce qu'il y a le parler de Cabrel qui sent le soleil. Il a cette folie de jouer avec les mots, ce passage d'un univers à l'autre qui est tout naturel. Et au fond, c'est un peu ça, les voyages : vous allez chercher des quantités de notions qui ne sont pas forcément en accord les unes avec les autres, mais si vous les additionnez, au lieu de les affronter, cela crée quelque chose d'aussi harmonieux que la musique de Cabrel. Cette chanson me touche beaucoup et je trouve que la plante verte est en train de lever les bras avec enthousiasme pour dire « Rockstar du Moyen Âge, tu continues mon garçon ». Quant au Voyageur... Vous savez quand j'ai traversé la Turquie, à chaque fois que j'allais dans un restaurant pour manger, il y avait un jeune homme qui s'installait à ma table, qui me disait bonjour et ne mangeait pas, ne buvait pas et refusait que je l'invite. Et bien, c'était une façon de dire à tout le monde « cette femme est respectable vous voyez, il y a quelqu'un qui est avec elle ». Par ailleurs, le 9 mars, va sortir mon livre Mon tour d'Amérique du Sud en 1981 sur une 250 Panda. C'est un livre que j'ai écrit en 1983. C'est l'Amérique du Sud d'il y a 40 ans. De ce que je lis dans les journaux, ça n'a pas beaucoup changé et j'ai adoré ce voyage. Quand j'arrivais dans des stations-service, tout le monde venait me voir comme partout et on me disait « Mamita, de donde vienes ? », c'est-à-dire « Petite mère, tu viens d'où ? ». Je suis française. « Oh une française ! Una francesa ! Toutes les Françaises sont des poupées d'amour ! ». Alors que j'étais couverte de cambouis et que j'avais une moto qui portait des tas de bagages... C'était ça, l'Amérique du Sud. C'était génial. Et la musique ? Vous ne pouvez pas savoir la beauté de la musique de l'Amérique du Sud et la poésie de ces pays, c'est superbe. 


Enfin l'Aventurière... L'aventurière, on croit qu'elle a du courage. On croit qu'elle tient debout, qu'elle défie les destins. Tu parles ! On se met les fesses sur une moto et puis on roule ! Point barre ! Arrêtons. Quelqu'un qui élève ses enfants c'est beaucoup plus une aventure que de faire le tour du monde à moto j'ai l'impression.


Et qu'est-ce qui vous fait vibrer aujourd'hui ?

Je ne fais plus de moto à cause de problèmes médicaux et d'un accident de voiture qui m'a bien abîmée. Mais quand on vieillit, il faut regarder ce qu'on a et surtout pas ce qu'on a connu. J'ai la chance de vieillir.

— Photographies : Collection Dautheville
    Texte : Andrane de Barry

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La piste de l’or

Elle a été une des héroïnes Chloé. Anne-France d’Hauteville a accepté de nous reçevoir à l’occasion de la réédition de son livre La piste de l’or, pour une discussion autour du voyage, de l’aventure et des plantes.


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